Pensée magique et rhétorique de l’innovation

À lire les discours qui prolifèrent depuis quelque temps sur diverses tribunes médiatiques, l’« innovation » s’imposerait aujourd’hui comme le remède miracle aux plus grands « défis » et « enjeux » auxquels serait confrontée la société québécoise.

Rien que ces deux dernières semaines, on pouvait lire dans différents journaux que l’« innovation », pourtant jamais clairement définie, allait résoudre à elle seule les questions épineuses de la pénurie de main-d’œuvre, de la compétitivité des PME et, bien sûr, de la crise environnementale en se mettant « au service du développement durable ». Convaincu d’« innover » et sans crainte du ridicule, le gouvernement du Québec n’a-t-il pas lui-même indiqué le cap à suivre en nommant un « innovateur en chef » chargé de guider le navire québécois de l’innovation et d’évangéliser les foules sur la nécessité impérieuse « d’innover » ? Car il ne s’agit plus seulement d’avoir une « vision innovante », il faut désormais « innover plus et mieux ».

Mais comment innover ? Il suffit pour cela, semble-t-il, de « promouvoir la culture et les vertus de l’innovation » et « de briser les barrières qui entravent l’innovation » ! Tout cela est bien beau, mais ces sermons semblent oublier qu’innover est difficile et coûte cher. Surtout, son résultat est le plus souvent imprévisible, sauf pour des améliorations mineures, mais tout de même utiles qui peuvent accroître à la marge la productivité. Il faut aussi rappeler que du point de vue économique, il ne suffit pas d’inventer pour innover. En effet, la plupart des brevets d’invention restent lettre morte, alors que l’innovation consiste en l’introduction réussie dans le système économique et social d’un produit ou d’un processus nouveau ou amélioré.

L’innovation réelle – et non pas seulement verbale – est le plus souvent associée au monde de la recherche scientifique et technologique, secteurs qui exigent habituellement un discours logique et argumenté et non pas une suite de sophismes, de tautologies et de formules vides. Or, contrairement aux expressions classiques et utiles d’innovation de produit, de processus ou encore d’innovation organisationnelle, les nouvelles expressions à la mode – dont « l’innovation durable » et « l’innovation responsable » pour n’en nommer que deux – sont purement rhétoriques.

Affirmer que pour innover, « il faut s’intéresser aux conditions gagnantes et aux processus qui mènent à ces innovations » et que le « changement est une composante sine qua non de l’innovation » relève de la pure tautologie. Aura-t-on droit bientôt à l’« innovation innovante » ?

Se frotter à la rhétorique de l’innovation, c’est s’exposer à une avalanche de « buzzwords », dont l’enchaînement cherche à créer l’illusion d’un discours savant et d’actions réelles. Ce lexique jargonneux affirme ainsi que l’innovation serait d’abord une affaire d’« audace », d’« ambition » et de « créativité ». Elle demanderait de développer des « pépinières de talents », des « écosystèmes d’innovation », des « accélérateurs » et des « incubateurs » d’opportunités à forts potentiels qui ouvriront de nouveaux marchés. L’innovation passerait aussi par la « révolution » (une autre !) de l’« industrie 4,0 » et de « l’intelligence artificielle ». L’inspiration de nos « leaders innovants » (autre pléonasme) serait donc plus que jamais nécessaire pour favoriser une « croissance durable ». Comme souligné récemment par un « expert » en innovation, cette croissance nécessiterait « des solutions et des projets sophistiqués à long terme basés sur la recherche de demain, mais qui répondent directement aux défis des entrepreneurs sur le terrain aujourd’hui ». Certains esprits suspicieux (sinon facétieux) pourraient demander comment la recherche « à long terme de demain » pourrait répondre « directement » aux entrepreneurs « sur le terrain » d’aujourd’hui, mais c’est probablement là une question secondaire.

De nos jours, l’innovation est donc partout, mais davantage sur le mode de la pensée magique que du discours argumenté et fondé sur des « données probantes » – pour reprendre une autre expression à la mode.

Car on aura beau invoquer le nouveau dieu « innovation » et ses anges gardiens, cela ne transformera pas comme par magie la réalité concrète de l’économie québécoise qui, selon les données de 2015, concentre 92 % de ses emplois dans des PME qui ont peu de ressources pour investir sérieusement en recherche et développement.

Face à ce chapelet de formules creuses et confuses, on peut se demander si les gouvernements, confrontés à la réelle difficulté de soutenir fortement un système de recherche fondé sur des formations collégiales et universitaires de qualité et exigeant des investissements récurrents, n’ont pas choisi la voie facile de la fuite en avant et de la pensée jovialiste. Une pensée selon laquelle il suffit de répéter le mot « innovation » comme un mantra, en lui accolant divers qualificatifs, pour qu’enfin le miracle se produise et que la société québécoise devienne « innovante » et même « agile » !

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